Avec le développement d’Internet et du numérique, deux forces structurent et transforment notre monde. D’une part, la désintermédiation qu’Internet nous offre permet à chacun d’accéder à plus de moyens et de ressources sans passer par les intermédiaires historiques. D’autre part nous constatons l’émergence de groupes gigantesques, véritables Léviathans des temps modernes, qui dominent ce nouveau monde. Où est-ce que ces deux tendances nous mèneront ? La disparition des intermédiaires généralistes Premièrement, le numérique en général, et Internet en particulier, permet la suppression des intermédiaires. Ces changements ont déjà eu lieu dans le domaine de la musique, du cinéma ou de la télévision. De nos jours, chacun à accès à des millions de contenus, qui ont parfois étés créés quelques jours auparavant et de l’autre coté de la planète. Ce phénomène à déjà bouleversé l’industrie du divertissement, et est en train d’atteindre d’autres secteurs plus traditionnels : la finance est menacée par le crowdfunding et les solutions de paiement comme PayPal ou Square, de plus en plus d’électeurs réclament une politique participative, et l’éducation se transforme, que ce soit du fait des MOOC ou de la classe inversée. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres et nous ne sommes certainement qu’au début de ces bouleversements… Le cas le plus ancien est sans doute celui de la télévision numérique. Auparavant, les chaînes généralistes nous informaient sur toute une série de sujets, dont certains ne nous intéressaient pas nécessairement. Avec la multiplication des chaînes à thème, le téléspectateur a pu trouver un accès direct à des émissions plus spécialisées (sur un sport particulier, un loisir, ou même une religion), qui correspondaient mieux à ses envies. Le problème a alors été pour ces chaînes de trouver un modèle économique… Avec le temps, cette dynamique de désintermédiation et de spécialisation s’est étendue à d’autres canaux. La presse en ligne, les sites communautaires, et même les écoles cherchent maintenant à multiplier leurs programmes spécialisés et à donner un accès direct au plus grand nombre ! L’exemple le plus extrême est sans doute caractérisé par reddit : l’un des sites de partage les plus fréquentés au monde avec plusieurs millions de membres actifs. Ce site consacre des dizaines de milliers de sous-pages à des thèmes particuliers (les subreddits), qui n’ont parfois que quelques membres, mais qui sont bien souvent à la source de « Buzz Internet. » Internet et le numérique offrent un monde plat, une sorte de rêve de démocratie directe, où chacun a une voix égale et une possibilité d’y puiser des informations et du contenu de la manière la plus facile, la plus rapide, et la moins chère qui soit. L’émergence des Léviathans Ensuite, avec le développement d’Internet, certains sites web ont pris une importance démesurée. Google, Facebook ou Amazon par exemple sont passés en quelques années du statut de start-up de garage à celui d’entreprises mondiales, globalisées et gigantesques. Google par exemple, en moins de vingt ans, a acquis une valeur qui dépasse le double de n’importe quelle entreprise du CAC 40. Alors que ces dernières représentent parfois des milliers d’employés, des centaines de sites industriels, et ont des origines que peuvent remonter à plus d’un siècle. Amazon est un cas exemplaire. Fondé en 1995, cette société avait pour but initial de vendre des livres en ligne. Sa stratégie très agressive (des prix bas et une garantie de pouvoir se procurer le livre) lui a permis d’accroitre rapidement ses parts de marché. Les internautes finirent effectivement par ne plus se fier qu’à ce site pour leurs achats. Puisqu’ils avaient la garantie de trouver le livre recherché au meilleur prix, pourquoi chercher ailleurs ? Ce qui amena petit à petit la concurrence à disparaître. De nos jours, Amazon a bien compris que la livraison de livre n’est pas fondamentalement différente de la livraison de toute une série d’autres produits. Et avec la promesse de pouvoir bientôt vous livrer vos commandes dans la journée où elles ont été effectuées, Amazon est sans doute en passe de devenir l’un des plus grands vendeurs généralistes de la planète… Il est intéressant de constater que ce qui est vrai pour les sociétés commerciales est aussi vrai pour les individus. Justin Bieber, grâce à son compte Twitter, pourrait contacter plus de 40 millions de ses fans en un seul click. Certains experts d’opinion, via leur blog ou leur podcast, sont suivis quotidiennement par des milliers d’internautes. Et petit à petit, la voix du quidam risque de disparaître à nouveau… Certains vont même jusqu’à acheter des « followers » ou des « fans » afin de gonfler artificiellement les mesures d’influences qui se basent justement sur ces nombres. L’explication de ces phénomènes de suprématie est simple. Dans un monde plat, où tout se vaut, l’esprit cherche à créer des repaires et des hiérarchies. Plus notre environnement devient bruyant, plus nous nous concentrons sur quelques éléments précis. La multitude n’est plus une richesse, mais un facteur de limitation de notre perception et de notre compréhension du monde. Vers où ces forces convergeront-elles ? Au niveau individuel, le risque est que l’internaute s’ouvre de moins en moins aux idées neuves. Auparavant, un journal généraliste nous informait sur les nouvelles qui nous intéressaient particulièrement, mais, au hasard des pages, il nous arrivait de tomber sur un article que l’on n’aurait sans doute jamais consulté intentionnellement. A l’inverse, avec Internet, certains ont parfois tendances à se concentrer de plus en plus sur les sites qui représentent leurs intérêts et leurs idées. Facteur majeur du succès du web à ses débuts, la Sérendipité tend malheureusement à disparaître. A un niveau plus large, par la force des rapports économiques, le rêve de démocratie directe d’Internet risque lui de se transformer en cauchemar oligarchique : une dizaine d’entreprises pourraient contrôler l’ensemble des médias, de la communication, et de la distribution, et une centaine de « peoples » pourraient finir par occuper complètement nos espaces médiatiques. Il faut donc espérer un retour à un certain équilibre. Après la disparition des acteurs les plus faibles (qu’il s’agisse de sites web, d’entreprises ou même d’écoles !), nous nous rendrons compte qu’une société écartelée entre l’expression d’une « super-individualité » et la force de frappe gigantesque de quelques « méga-entreprises » ne nous offre pas un monde meilleur. Il faudra revenir à un système moins polarisé, et qui laisse une place aux intermédiaires aux services des individus et qui pourront pacifier les rapports de force entre ces entreprises.
Historiquement, ce rôle était celui de l’état. Il reste à celui-ci à trouver sa place dans ce nouveau monde digital et à s’emparer des moyens de mettre en œuvre un système plus harmonieux et plus respectueux des équilibres. Cet article a été publié pour la première fois sur Slate.fr le 30/09/2013. |
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